Reflexion sur la notion d'autonomie paysanne

Publié par Robin NOEL (rédaction) et Lorrain Monlyade (camarade de réflexion), l'équipe biodiversité, Agrobiopérigord on Thursday, December 16, 2021

Autonomie technicienne ou autonomie politique?

Je vous propose cette interrogation : la consommation des recettes techniques et leur transformation en opportunité sur vos fermes vous libèreront-elles de vos dépendances ? L’autonomie ou l’absence d’autonomie est souvent relayée à une vision subjective technicienne ou organisationnelle mais rarement discutée sur le champ philosophique et politique.

Spécialisation du travail et monde concurrentiel

Le monde agricole a subi de plein fouet la politique de la division du travail, de la spécialisation : concessionnaires, fournisseurs d’intrants, banques, assurances, organismes stockeurs, distributeurs, communicants, cabinets d’expertise… l’agriculteur·trice n’est qu’un maillon productif, libre et autoentrepreneur·euse, de cette grande machinerie industrielle. Libre ? Oh oui : libre de travailler 60h semaine, libre de s’endetter pour investir : il·elle constitue le fusible, la variable d’ajustement de cet immense réseau de dépendances subies. Il·elle est l’ouvrier·ère sans sécurité sociale, le·la prolétaire qui n’a pas fait sa révolution contre la bourgeoisie : évidement, car c’est lui·elle le·la patron·e ! Le second mal de la société agricole est l’évolution des individus dans un monde concurrentiel, le·a voisin·e est avant tout un concurrent, un rival. Dans ce monde-là, si le·la paysan·e tente d’améliorer sa condition et sa marge économique à l’aide d’une innovation technique, une organisation particulière de sa production, ilelle bénéficiera le premier de cet avantage avant que ses pairs se l’approprient aussi, et ainsi il-elle retombera dans les mêmes jeux de concurrences qu’à la première heure. Ne voici donc pas deux grandes cages, factrices de l’isolement ? Le réseau de dépendances subies et le monde concurrentiel.

Choisir ses règles

On pourrait définir l’autonomie par son contraire : l’absence d’autonomie, la dépendance. Je suis dépendant·e lorsque quelqu’un·e ou quelque chose exerce un pouvoir sur moi : une capacité à nous « faire faire quelque chose ». Ethymologiquement, « autonomie » est composée de « auto » et de « nomos » (les règles) : « la façon dont on se donne des règles ». Devenir autonome c’est développer sa capacité à choisir ses propres règles, ses propres dépendances. Pour pouvoir choisir, il faut que le choix soit possible, c’est-à-dire donner à exister des alternatives, développer un contre-pouvoir, récupérer un pouvoir de négociation. Les anarchistes définissent d’ailleurs la liberté comme une capacité réelle de choisir ! Par exemple, être en capacité de stocker des céréales sur sa ferme c’est être en capacité de refuser une offre commerciale non avantageuse.

La paysannerie s’inscrit dans un monde marchand (à moins d’être vivrière), dans ce monde-là, supprimer ses dépendances ne semble pas avoir de sens : le·la paysan·e dépend par exemple à minima de ses client·e·s. L’autarcie est probablement une illusion, elle correspond au désengagement face à toute action collaborative ou collective. Ne serait-ce que sur des questions foncières, juridiques, législatives, la retraite… La définition de l’autarcie est justement « se suffire à soi-même ». Historiquement, aucune société n’a pu établir une autarcie parfaite, chacune ayant entretenu des échanges avec des voisins proches ou lointains.

A mon sens, il n’y a pas d’autonomie possible sans action collective. Le collectif augmente la capacité de négociation face au pouvoir, la collaboration permet de rompre avec l’isolement concurrentiel et permet de prendre en main le destin de son métier. C’est l’exemple des éleveur·euse·s de BIOLAIT qui ont défini collectivement des règles utiles et nécessaires pour continuer à vivre de leur métier en choisissant de réduire les quantités produites et ainsi maintenir un prix rémunérateur : il·elle·s produisent leurs règles collectivement et choisissent de réduire leur liberté individuelle en se conformant aux règles produites : c’est le consentement.

« Partout où il y a vie commune, il est inévitable que des règles imposées par l’utilité commune limitent le choix. Mais la liberté n’est pas plus ou moins grande selon que les limites sont plus étroites ou plus larges. Elle a sa plénitude à des conditions moins facilement mesurables. Il faut que les règles soient assez raisonnables et simples pour que quiconque le désire et dispose d’une faculté moyenne d’attention, puisse comprendre d’une part l’utilité à laquelle elles correspondent et d’autre part les nécessités de fait qui les ont imposées. » (Simone Weil : L’enracinement, chapitre sur la liberté).

Rapports de force

Mais la notion d’autonomie ne nous fournit pas d’instrument pour l’émancipation, pire, elle sous-entend que les individus sont des égaux et qu’ils ont tous une égale part dans la construction des règles collectives. C’est faux ! Elle écarte les rapports sociaux, les rapports de classes, de maître et d’esclave, de puissant et d’asservi, d’oppresseur et d’opprimé, de proie et de prédateur, etc. Elle écarte le conflit… L’analyse des dépendances (de quoi dépendons-nous pour subsister) couplée à l’analyse des rapports de force semble plus utile pour l’émancipation des individus…

Quel avenir?

Dans les décennies à venir, la raréfaction des ressources essentielles à l’agriculture (eau, pétrole) nous obligera à faire le choix de gérer collectivement ces ressources, de faire communauté et de définir des règles pour gagner en résilience par des restrictions individuelles équitables ou bien de se battre seul pour tenter chacun de tirer son bout de gras, quitte à provoquer la faillite de son voisin dans un jeu concurrentiel dont les néo-libéraux ne cessent de nous vanter les bienfaits.